Marie Pezé est psychologue spécialisée dans la souffrance au travail, auteure de plusieurs ouvrages et d’un site visant à informer sur le sujet. Elle décortique pour nous les causes et les conséquences de la souffrance au travail ainsi que les leviers de soumission actionnés par les entreprises. Pour elle, le revenu de base est un levier d’émancipation intéressant mais pas suffisant pour lutter contre l’aliénation. Interview.

Quelle est l’étendue des dégâts dans le monde du travail ?

Sur un plan économique et financier, la souffrance au travail coûte 4 points et demi de PIB dans la plupart des pays européen. Le Français est 3ème au niveau mondial en productivité horaire et 1er en consommateur de psychotropes. Le drame, c’est que le coût de la souffrance au travail n’est jamais présenté de cette manière là. Dans les tableaux de maladies professionnelles, il n’y a aucun tableau concernant les maladies psychiques.

Pourtant, il suffit de voir la tête des gens dehors pour comprendre que ce qui se passe dans le monde du travail a une influence sur notre société. Autrefois le travail faisait souffrir physiquement, cognitivement ou moralement car les petits chefs ont toujours existé, mais les modes de défense vis à vis de cette souffrance étaient collectifs. Ils ont disparu « au profit » de modes de défense purement individuels. Il n’y a plus de défense collective dans le monde du travail pour faire front devant un management harcelogène ou l’impossibilité de débattre du travail réel.

Quels sont les symptômes de cette souffrance ?

On distingue deux grandes familles de pathologies. La première est liée aux pathologies de surcharge qui concerne le fonctionnement cognitif comme le burnout ou le stress aigu. Vous avez tout ce qu’on appelle les crises psychiques aiguës au travail : les actes de violence entre collègues, contre l’outil de travail, contre la hiérarchie. Mais aussi l’auto-violence, l’auto-agresssivité comme les tentatives de suicide. Il existe aussi des pathologies de surcharge purement organiques : les troubles musculo-squelettiques qui sont les premières maladies professionnelles et de plus en plus de maladies cardio-vasculaires.

Vous avez tous les troubles gastriques et gynécologiques. On sait par exemple que 40% des femmes cadres font un infarctus. Désormais des publications scientifiques précises font le lien entre pathologies organiques et psychiques et travail.

Du côté des pathologies de la solitude, vous avez les pathologies liées au harcèlement et au stress post-traumatique. Il y a des gens qui font des tableaux [ndlr : symptômes] de temps de guerre, de vétérans du Vietnam, alors qu’ils vont simplement travailler 8 heures par jour. Ils sont obligés de retourner dans des lieux où on les fait travailler dans des conditions humiliantes, maltraitantes, et leur système psychique n’y résiste pas. Il est important que les salariés connaissent les pathologies qu’ils peuvent présenter pour arrêter de s’en attribuer la causalité.

La souffrance au travail est-elle en régression ou en progression ? Qu’est ce qui explique cette évolution ?

On assiste à une explosion de burnout dans tous les secteurs socioprofessionnels, mais aussi chez les étudiants des grandes écoles. On a parlé des morts de France Télécom. En minorant les chiffres on arrive à 70. Mais il y en a partout. Renault, La Poste… Sans compter tout ceux dont on ne parle pas car ils ne sont pas mis en lien avec le travail. Tout ceux pour lesquels les familles ne portent pas plainte car les dossiers ne sont pas assez étayés. Tous les suicides qui sont tus, camouflés par les directions.

La plupart des salariés sont partie prenante dans cette pathologie de la solitude qui peut conduire l’un d’entre eux à se tuer et, par culpabilité, ils vont se taire. Chaque nouveau suicide fait le lit de la couche plus épaisse de culpabilité des survivants. Tant que ces suicides ne seront pas rapportés à l’organisation du travail, on n’y arrivera pas. Surtout que tous ces morts, tous ces accidents, ne coûtent rien à l’entreprise et pèsent sur la collectivité et la solidarité nationale.

Vous décrivez un tableau très sombre…

Si on aborde la question du travail par les maladies, effectivement, ça ne s’arrange pas. D’après les différentes études européennes, l’aggravation est constante depuis 15 ans. Mais ça n’empêche pas 80% des salariés français d’aimer leur travail et de s’y investir corps et âme. Le Français aime son travail, il aime son entreprise, il veut faire du beau boulot, il veut faire beaucoup plus que ce qu’on lui demande. Sans quoi il a la sensation de faire du sale boulot et de ne pas pouvoir construire son identité. Et c’est d’ailleurs grâce à ça que l’organisation du travail tourne encore.

Donc non, je ne pense pas qu’il faille décrire un tableau sombre. Je pense qu’il faut partir de cette centralité du travail chez le salarié français qui n’a pas un rapport pragmatique et purement pécuniaire et opérationnel au travail, mais un vrai rapport d’expression identitaire, pour comprendre pourquoi le travail sauve. Mais, quand on vous vire, quand on vous déclare senior à 35 ans, quand on vous confronte à la nouvelle organisation du travail… il peut aussi vous tuer, justement parce qu’il occupe une place centrale.

Pourquoi notre société s’attache donc tant à la “valeur travail” ?

La reconnaissance s’obtient en France à travers le travail et non l’argent contrairement à ce qui se passe aux États-Unis. Comme en France, même quand on travaille beaucoup on ne gagne pas beaucoup d’argent, il ne reste qu’une zone de reconnaissance, c’est ce que vous donnez à voir de ce que vous savez faire. Il y a des spécificités de l’emploi français qui font que travailler est important pour vivre, mais aussi pour dire qui on est, pour montrer son importance sociale.

Je ne vois pas par quoi on va remplacer ça si le monde du travail exclue trop de gens. On voit comment vivent les gens exclus du monde du travail dans notre pays, ils vivent dans nos rues, sur les trottoirs installés sur des matelas. Les américains ont des vies de communautés religieuses et associatives assez riches, ce qui n’est pas notre cas. Ils ont un fonctionnement collectif qui remplace notre système de sécurité sociale. Mais on peut se demander ce qui va remplacer notre sécurité sociale qui ne marche déjà plus des masses.

Qu’est-ce qui selon vous pourrait permettre de réduire, voire d’éliminer cette souffrance ?

Le leviers de soumission sont redoutables. La vision du SDF dans la rue, du chômeur en fin de droit, la vision du travailleur précaire sont autant de déclinaison des différentes figures du travail. Celui qui est fonctionnaire ou a un CDI n’est plus, comme autrefois, dans la sécurité. Les organisations du travail entretiennent très bien la précarité subjective. On voit bien comment l’organisation du travail, par l’évaluation individuelle des performances, par la manière dont l’ergonomie du poste est organisée, par mille rouages d’orfèvres, entretient la déstabilisation du salarié tout en lui demandant un investissement subjectif absolument total. Je pense qu’il n’y a plus personne de vraiment rassuré nulle part dans le monde du travail.

Déconstruire la peur du salarié, faire qu’il soit averti de ses droits et des rouages de la servitude volontaire, demanderait d’en faire un être humain un peu plus étayé avant qu’il intègre le monde du travail. Mais les gens n’ont même plus le temps pour faire un pas de côté, réfléchir à ce qui se passe, et au moins faire respecter leurs droits élémentaires. On a des gens extrêmement impuissants face à des organisations du travail très retorses. Quand des fonctionnaires, donc assurés de ne pas perdre leur travail, qui n’ont pas de mitraillette sur la nuque, vous disent qu’il n’y a rien à faire, comme si on était dans un pays sans syndicat, sans droit de grève, et bien les bras vous en tombent.

Déconstruire cette affaire là, c’est du boulot. Comment construire du collectif quand il y a un turnover massif dans toutes les entreprises, quand l’évaluation est individuelle et non plus collective, quand les organisations du travail sont très douées pour déménager les différents services, introduire des modifications organisationnelles deux à trois fois par an. Les gens courent pour s’adapter et une fois qu’ils ont compris les effets pervers d’une organisation, ils doivent s’adapter à la suivante.

Comment et pourquoi un salarié peut-il s’identifier à un travail aliénant et dégradant ?

Ce qu’on regarde de l’extérieur comme dégradant, aliénant, n’arrive à être exécuté par le salarié que parce qu’il y rajoute beaucoup de lui même. Les fiches de poste n’arrivent jamais à donner toutes les consignes. Le salarié est toujours obligé de rajouter quelque chose de son zèle. C’est dans cette part personnelle qu’il respire. Il va investir des qualités d’éthique, d’esthétique dans son travail. Comme cette ouvrière à qui on demandait de faire les biseaux des rouges à lèvres à la main quand la machine était en panne,. Elle y arrivait aussi bien que la machine donc c’est a elle qu’on le demandait.

On a envie de lui dire qu’elle est dans l’aliénation la plus totale, mais elle était fière qu’on vienne la chercher pour lui demander de faire ce travail. On a tellement augmenté la cadence dans l’atelier qu’elle rapatrie la rage dans l’accélération du geste. Elle va plus vite que la cadence demandée. Le temps de quelques secondes, elle bat le record de l’atelier, elle dégage un triomphe temporaire, elle devient l’athlète et non plus l’esclave. Voilà comment le besoin de reconnaissance de chacun d’entre nous se faufile là où il peut. Voilà pourquoi les organisations du travail ont de beaux jours devant elles parce que les salariés auront toujours besoin de reconnaissance, d’autant plus que leur salaire est faible. Si le support financier est médiocre, l’attente de reconnaissance sera d’autant plus forte sur un plan symbolique. Si les organisations du travail qui ne donnent pas le salaire se débrouillent pour donner des reconnaissances fallacieuses (porte-clé, prix du meilleur employé…) et bien l’employé ira les chercher là où elles sont.

Est-ce que vous voyez quand même un aspect positif dans cette recherche de la reconnaissance ?

Oui, bien sûr. Parce que le travail vous le rend bien. En psychodynamique du travail on décline deux types de jugement autour de la reconnaissance. Le jugement d’utilité qu’on obtient de ses patients ou clients qu’on a su satisfaire et puis le jugement de beauté qui est porté par nos pairs lorsqu’on respecte les règles du bel ouvrage. Vous avez un retour sur vous même qui est une reconnaissance de vos compétences. Tant que nous arriverons à tenir ce rapport positif au travail ça ira. Or ces ressorts là sont compromis.

En quoi l’inconditionnalité du revenu de base peut permettre de réduire la souffrance des demandeurs d’emplois ?

Le revenu de base fait partie des idées qui, sous des formes différentes courent depuis fort longtemps, pour essayer de faire échapper aux système de soumission et d’aliénation qui sont en place actuellement, notamment à cause de la multiplication des allocations. Dans l’hypothèse où l’on a un revenu de base assuré de la naissance à la mort, peut-être que le salariat ne sera plus le rouage mortifère qu’il est en train de devenir. Ça fait partie de ces hypothèses pour penser autrement le rapport de chacun d’entre nous au salaire qu’il doit gagner. En soi, c’est une idée intéressante mais est-ce qu’elle va suffire à casser les ressorts du consentement et de la domination ? Au point où nous en sommes rendus, je ne sais pas.

Je trouve que la génération montante se désengage du travail. Le rapport va devenir fonctionnel. L’idée du revenu de base sera une idée parmi d’autres pour faire émerger des mécanismes de défense nouveaux. Mais je pense qu’il va falloir dégager beaucoup d’idées. L’allocation universelle me paraît, de manière humaniste, être inscrite dans la droite ligne de la sécurité sociale, et des belles idées du dernier siècle. Mais je ne sais pas si elle est adaptée au cynisme de notre économie.


Crédit Paternité filtran