Dans un rapport de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) publié en décembre 2016[1], Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak se sont penchés sur le sujet du revenu de base. Les auteurs soulèvent plusieurs questions liées à ce projet, évoquant les fondements de la mesure, ses avantages escomptés avant d’en pointer certaines limites. Le Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB) salue cette publication et souhaite répondre constructivement au rapport de l’OFCE à travers l’analyse de Thibault Laurentjoye, co-auteur du livre Revenu de base : comment le financer ?

Ce document est organisé en six parties. La première a pour but de clarifier notre approche par rapport à certains raccourcis souvent commis par les détracteurs du revenu de base. La seconde revient sur un aspect délétère du système actuel qui aboutit à réduire l’estime de soi chez les bénéficiaires de minima sociaux. La troisième propose un questionnement de la notion d’économies d’échelle de consommation, utilisée par Guillaume Allègre pour défendre le moindre montant du RSA versé au couple. La quatrième met en avant les injustices du système actuel concernant le financement des études, chez les jeunes comme chez les bénéficiaires du RSA. La cinquième pose la question du montant du revenu universel et de son financement par un prélèvement sur le revenu, de manière à remettre un peu de perspective dans le débat. La sixième et dernière partie aborde deux autres formes de financement du revenu de base, à savoir le prélèvement sur l’actif net des agents économiques, ainsi que le recours à la création monétaire, en support de laquelle nous présentons des concepts et arguments issus de travaux de membres actuels ou passés de l’OFCE.

1) PRÉCISIONS SUR LA PHILOSOPHIE DU REVENU DE BASE

Un argument employé de façon récurrente contre le revenu de base est l’idée qu’il constituerait un « solde de tout compte » sur le plan social et ouvrirait la voie à un démantèlement du système social. Nous ne pouvons pas nier qu’il existe des gens qui pensent cela, y compris en France, mais il s’agit d’une infime minorité non représentative des principales visions du revenu de base portées dans le pays.

Les arguments selon lesquels le revenu de base mettrait fin à la sécurité sociale ne nous semblent pas fondés. En effet, ce dispositif ne remet en aucune façon en cause les fondements de cet héritage fondamental du Conseil de la Résistance[2]. Le but principal est de lutter contre la misère et les difficultés passagères face aux aléas de la vie sur le territoire où sera versé le revenu de base, en rendant automatique le versement d’une somme idéalement supérieure au seuil de pauvreté marginale au sein d’un foyer, soit 500€ par mois.

Cette somme peut paraître faible par rapport à d’autres propositions – dont celle présentée par l’OFCE – mais elle permet déjà de changer significativement certaines situations. Prenons le cas d’une personne salariée à un niveau à peine supérieur au SMIC, sans aide familiale, et qui souhaite se réorienter mais n’a pas le temps de se pencher sur toutes les alternatives qui sont à sa portée. Avec un revenu universel à 500€, cette personne peut trouver un emploi à mi-temps, bénéficier des APL, ce qui devrait lui permettre de conserver le même niveau de vie pécuniaire qu’elle a actuellement voire un peu plus, tout en ayant plus de temps pour investir sur elle-même.

Le revenu de base offre une sécurité en temps réel que n’offre tout simplement pas le RSA, qui est aujourd’hui versé avec un décalage pouvant aller jusqu’à trois mois après la perte de revenu, à supposer que la demande ait été faite à temps et soit acceptée. De nombreuses personnes ayant des dépenses contraintes (abonnements, assurance, frais auto, remboursements de crédits) et des revenus peu élevés peuvent ainsi se retrouver dans une situation extrêmement difficile.

De surcroît, la complexité du système fait qu’il existe des effets d’apprentissage significatifs. Les gens initialement lésés par le système d’aides sociales actuel pour des raisons arbitraires peuvent progressivement capitaliser sur leurs connaissances des diverses subtilités de celui-ci, ou encore détecter des failles afin de cumuler les avantages de façon optimale en devenant des utilisateurs professionnels du système. Ces points illustrent l’existence d’incitations néfastes et inutiles dans le système social tel qu’il est organisé actuellement.

2) HUMANITÉ ET LIEN SOCIAL

Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak reconnaissent l’existence d’un phénomène de stigmatisation attaché à la perception des minima sociaux, ainsi que la multiplicité des allocations actuelles qu’ils exposent avec clarté. Ces arguments ne leur paraissent cependant pas suffisants pour se prononcer en faveur d’un revenu universel. Indépendamment de leur verdict, on peut regretter l’absence de propositions alternatives concrètes pour résoudre ces problèmes dont ils admettent la réalité.

Le premier des liens sociaux réside dans la manière dont on est perçu – ou dont on pense être perçu – par la société, qu’elle soit proche ou éloignée (famille, amis, collègues, clients, communautés locale et nationale). L’image qui nous est renvoyée détermine en grande partie la manière dont nous allons envisager de nous comporter par la suite. Dans le système actuel de prestations sociales, il est demandé aux bénéficiaires potentiels d’aides de prouver qu’ils sont inférieurs à une certaine norme, qu’ils ne gagnent pas assez – à l’échelle individuelle, du couple ou de la famille suivant la configuration du ménage.

A l’exception peut-être de certaines traditions de pensée qui font du renoncement volontaire aux possessions matérielles une forme de vertu, il n’y a pas de mérite à être pauvre et on ne tire pas de satisfaction à se l’entendre répéter. Les bénéficiaires ne “méritent” pas les minima sociaux comme on mériterait une récompense. Leur rapport au système consiste essentiellement à démontrer qu’ils peuvent être définis par leurs lacunes, qu’ils sont suffisamment miséreux pour nécessiter une aide. En procédant ainsi, c’est l’énergie de ces personnes que l’on envoie dans la mauvaise direction, en les incitant à se rabaisser pour rester dans le système de protection sociale, au lieu de les encourager à évoluer et à aller de l’avant. D’où l’une de nos propositions d’automatiser, d’individualiser et d’universaliser le RSA socle actuel afin de libérer l’énergie des personnes et favoriser des affects plus positifs. Cette automatisation constitue une première étape vers la mise en place d’un revenu de base.

3) LA QUESTION DES ÉCONOMIES D’ÉCHELLE

Dans une précédente publication en ligne[3], Guillaume Allègre justifie la dégressivité du RSA à l’échelle du couple par l’existence d’économies d’échelle de consommation. Cette idée, rapidement évoquée dans le rapport sans rentrer dans ses fondements, est problématique : elle est bâtie sur une vision restrictive de la fonction des minima sociaux et nie toute individualité à l’intérieur du couple.

L’existence d’économies d’échelle signifie que le coût moyen de production ou de fourniture d’un service ou d’un ensemble de services diminue avec le nombre d’unités de ce service. Appliqué aux minima sociaux, cela signifie que deux personnes vivant ensemble dépenseront proportionnellement moins pour les services qu’ils utilisent.

Le premier inconvénient de cette idée est qu’elle se base sur une vision restrictive de la fonction des minima sociaux, réduite à la seule survie des gens. C’est en soi un objectif louable, mais il ne faut pas s’interdire d’aller un peu plus loin. La moindre initiative de rebond social a un coût : recherche de renseignements, déplacements, petites formations ou ateliers, etc. On pourra certes dire que des aides spécifiques existent via les missions locales et autres organismes. Mais on reste dans une vision très administrative et lourde de l’aide sociale, qui est justifiée pour les cas extrêmes, mais n’est pas nécessairement adaptée à de nombreuses personnes plus autonomes. Or, si l’on conditionne l’aide au remplissage d’un formulaire et à son traitement administratif, on gaspille une énergie considérable et on décourage in fine de nombreuses initiatives spontanées.

De plus, la réduction du RSA de 30% (713€ au lieu de 1026€ correspondant à deux RSA individuels) oblige les gens à tout faire en couple. Or, autant nous pouvons considérer que de nombreuses activités peuvent avoir lieu en couple, autant il conviendrait de se poser la question de la pertinence de cette supposition dans un cadre plus général englobant les loisirs ou les démarches de recherche d’emploi. En coupant relativement les vivres aux couples touchant le RSA, on prend le risque d’ajouter à la pression qui pèse sur eux, une pression supplémentaire issue d’une perte d’autonomie individuelle pure au sein du couple.

Notons que dans le cas de l’Allocation pour le Retour à l’Emploi, les montants versés sont complètement indépendants de la structure du foyer, et que dans le cas des ménages à hauts revenus, c’est le phénomène inverse[4] qui se produit dès lors qu’il y a une asymétrie de revenus : l’Etat prélève moins auprès des couples mariés que des célibataires ! L’incitation sociale est claire, qu’elle soit voulue ou non, l’Etat préfère donner de l’argent à des conjoints oisifs de personnes à hauts revenus et le retirer à des personnes à faibles revenus qui ont eu le mauvais goût de se mettre en couple avec des personnes touchant également des bas revenus.

4) FINANCEMENT DES ÉTUDES : DES CAS ABSURDES

A la lecture du rapport, on a parfois l’impression que pour Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak le système d’aides sociales actuel ne présente pas de défauts majeurs. C’est pourtant loin d’être le cas, le système étant miné par des injustices locales qui en menacent la cohérence globale. L’un des meilleurs exemples d’incohérence du système d’aide actuel est offert par le financement des études.

De nombreux étudiants ont des parents qui gagnent un peu trop pour être éligibles aux bourses de l’enseignement supérieur sur critères sociaux (ou en toucheront très peu), sans pour autant rouler sur l’or. Ils doivent donc travailler en parallèle de leurs études et peuvent se retrouver forcés d’arrêter celles-ci prématurément pour des raisons financières. Le système réussit donc l’exploit de se mettre à dos les enfants des basses classes moyennes, qui ne sont ni assez riches ni assez pauvres pour bénéficier de conditions financières sereines durant leurs études.

On peut pousser plus loin l’argumentaire en faveur d’une aide inconditionnelle aux étudiants. De la même manière qu’on ne choisit pas d’être né de parents pauvres, on ne choisit pas non plus de naître de parents un peu plus aisés mais qui ont fait de mauvais choix, volontaires ou non (addictions, surendettement) et n’ont pas les moyens de soutenir leurs enfants financièrement durant leurs études. On choisit encore moins d’avoir des parents qui n’approuvent pas les choix de vie de leurs enfants (orientation sexuelle, choix de carrière, etc) et leur coupent les vivres en représailles, ou qui n’ont tout simplement aucune envie de les aider. Ces situations existent et il serait équitable de garantir, au nom de l’égalité, les mêmes possibilités de base pour tous les jeunes désirant entreprendre des études en toute quiétude. Et au risque de choquer les conservateurs de gauche comme de droite, même les « gosses de riches » devraient pouvoir toucher une aide financière qui leur permettrait d’être plus indépendants de leurs parents.

A l’heure de l’économie du savoir, tout le monde s’accorde à dire que la formation devient un besoin permanent qui permet aux travailleurs de s’adapter aux changements du monde. Il devrait donc apparaître comme allant de soi et souhaitable qu’un bénéficiaire du RSA puisse entreprendre ou reprendre des études. Et pourtant, il est actuellement illégal pour une personne au RSA de faire des études pour une durée supérieure à un an. Les bénéficiaires du RSA pourront seulement s’engager dans des études pour une durée inférieure à 12 mois et encore, il leur faudra avoir préalablement obtenu une dérogation. Par contre, un actif a tout à fait le droit d’étudier à l’université en parallèle de son emploi, ou un retraité plus tard. La mise en place d’un revenu de base aurait pour effet de supprimer cette conditionnalité arbitraire et permettrait aux gens d’étudier à tout moment de leur vie, quelles que soient leurs situations professionnelle et financière.

5) MONTANT ET FINANCEMENT DU REVENU UNIVERSEL

La critique la plus récurrente adressée au revenu universel concerne l’impossibilité de son financement. Le rapport de l’OFCE n’y échappe pas, mais les auteurs ont pris soin de mettre la barre si haut (588 milliards d’euros) que la question même de tenter le saut se pose à peine.

Les hypothèses de construction du revenu de base proposées dans le rapport sont fortes, en particulier l’intégration des APL et l’universalisation de l’ASPA à tous les retraités. Cette proposition constitue un point supplémentaire dans la constellation des possibilités du revenu de base, que l’on peut qualifier de « très ambitieuse ». Dans leur scénario, les enfants percevraient 310€ par mois, les adultes 785€ et les retraités 1100€, pour un coût total de 588 milliards. Les mesures remplacées s’élevant à 110 milliards, il resterait environ 480 milliards à financer par de nouveaux prélèvements. Dans la mesure où les revenus imposables s’élèvent à 1400 milliards, et si l’on ne finançait que sur cette base (par un prélèvement de type CSG non déductible ou CRDS), il faudrait appliquer un taux de 35%, ce qui est conséquent, surtout quand on considère que ce prélèvement viendrait s’ajouter à tous ceux qui existent.

A titre de comparaison, la version calculée pour l’année 2016 de la proposition du Liber porté par Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, propose de verser 480€ par mois par les adultes (soit le montant du RSA socle une fois déduit le forfait logement), 270€ pour les jeunes entre 14 et 18 ans, et 200€ pour les enfants. Le coût brut avant compensation de la mesure serait de 335 milliards, pour 95 milliards de redistribution nette. Si le coût brut de cette mesure peut paraître élevé, il faut bien comprendre que c’est la contrepartie de l’automatisation parfaite du versement à tous d’un revenu minimum inconditionnel. Pour de nombreuses personnes aux revenus compris entre 1500€ et 2500€ mensuels, l’effet en termes de redistribution d’une telle mesure serait limité, dans la mesure où les sommes qu’ils verseraient via l’impôt additionnel seraient proches du montant du revenu de base. Par ailleurs, cette proposition s’accompagne d’un réaménagement des minima vieillesse (ASPA) et handicap (AAH), dont seul l’excédent sur le revenu de base serait versé.

Certaines hypothèses de construction posées par Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak ne sont pas forcément justifiées par une urgence sociale. En particulier, l’universalisation de l’ASPA à tous les retraités, alors que nombre d’eux disposent de patrimoines importants dont les auteurs ne proposent pas explicitement l’imposition par ailleurs, est une mesure conceptuellement intéressante mais au rapport coût sur bénéfice très élevé. Il semble raisonnable de considérer que si l’opinion publique française est de plus en plus curieuse et potentiellement tentée par la mise en place d’un revenu universel, son souhait n’est pas que l’on se livre à une expérimentation potentiellement explosive engageant le système social.

On pourrait donc envisager une implémentation progressive du revenu de base avec des règles claires. Par exemple, accepter une réduction des prestations mensuelles de retraite et de chômage de la moitié du revenu de base (soit par exemple 250€ pour un revenu de base de 500€) aurait l’avantage de diminuer le coût net de plusieurs dizaines de milliards, tout en garantissant toujours aux personnes recevant de faibles prestations une amélioration de leur situation par rapport au système actuel.

Si l’on faisait l’hypothèse d’une implémentation en trois temps en reprenant la proportion entre adulte/jeune/enfant proposée par Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, cela donnerait : 250/135/100 au début, puis 500/270/200 et enfin 750/405/400. Il est clair que certains aspects du système actuel devraient rester inchangés afin de ne pas dégrader la situation des bénéficiaires actuels de minima. Ainsi, la différence entre ASPA et revenu de base diminuerait mais resterait versée sous condition de ressources durant les trois phases. La différence entre RSA et revenu de base devrait être calculée sous condition de ressources durant la première phase, mais disparaîtrait dès la deuxième. Les APL resteraient versées sous condition durant les deux premières phases, mais pourraient disparaître une fois la troisième étape atteinte. Tant que des prestations resteraient conditionnées aux ressources, il conviendrait d’automatiser et de lisser leur versement sur la base des revenus recueillis en temps réel dans le cadre du prélèvement d’impôt à la source bientôt mis en place[5].

Un dernier point rarement évoqué concerne la manière dont le revenu universel va affecter l’évolution de sa base taxable, en particulier dans le cas où l’on prélève essentiellement sur les revenus. Cela revient à se poser la question de la valeur du multiplicateur de revenu associé. Si l’on pense que les effets d’incitation à la réduction du temps de travail vont dominer, sans être compensés par une hausse de la rémunération moyenne des actifs restants, alors le revenu national va diminuer. Si l’on considère au contraire que les effets de soutien de la demande intérieure et d’incitation à la reprise d’emploi vont l’emporter, sans être compensés par une baisse de la rémunération moyenne, alors une hausse du revenu intérieur devrait se produire. La valeur du multiplicateur lié au revenu de base devra idéalement servir à caler précisément le montant et le financement de la mesure.

6) LA QUESTION DES VOIES ALTERNATIVES DE FINANCEMENT

L’un des points les plus étonnants du rapport concerne le rapide passage en revue des (im)possibilités de financement. Les auteurs n’évoquent pas la possibilité d’un prélèvement sur le patrimoine, qui devrait pourtant apparaître comme une option intéressante à qui se préoccupe de la réduction des inégalités. De plus, ils balaient d’un revers de la main la possibilité d’un financement par création monétaire, fût-il partiel et variable dans le temps.

a) Impôt sur l’actif net des agents

Le financement d’un revenu de base n’a pas nécessairement à reposer sur le revenu de la période. Ce n’est pas la conclusion à laquelle parviennent les auteurs du rapport qui dressent une liste des modes de financement impossibles du revenu universel. Notons qu’un prélèvement calculé sur la base du patrimoine n’est pas inclus dans cette liste. Cela peut signifier soit un oubli, soit son acceptation implicite comme mode de financement potentiel – mais alors pourquoi ne pas l’évoquer explicitement dans leur proposition de financement chiffrée ?

De surcroît l’idée est dans l’air du temps : Benoît Hamon a récemment proposé de recourir à un tel type de mesure pour amorcer un revenu de base. Dans le détail, Benoît Hamon prône la création d’un impôt sur l’actif net des ménages et des entreprises à un taux d’environ 0,7%, soit un rendement escompté de plus de 90 milliards d’euros d’après les chiffres de l’INSEE du patrimoine des agents. Ce prélèvement viendrait remplacer l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF), impôt à bout de souffle dans l’opinion et rongé par les niches, et la taxe foncière, qui n’est plus à jour dans ses bases de calcul et ne tient pas compte de la position d’endettement du ménage censé la payer. Une fois déduits le rendement actuel de la taxe foncière (39 milliards) et de l’ISF (6 milliards), cela laisserait environ 45 milliards d’euros pour financer au moins en partie l’attribution du RSA aux jeunes de moins de 25 ans.

b) Recours à la création monétaire

On peut dire que l’accueil par les auteurs de la piste du financement d’une partie du revenu de base par création monétaire (aussi appelée helicopter money ou dividende monétaire) n’est pas très enthousiaste. Dans un chapitre d’ouvrage collectif récent [6], Henri Sterdyniak parle de « recette miracle » et dans le rapport les auteurs écrivent que la création monétaire n’est pas une piste viable « puisqu’on ne peut financer à crédit une dépense permanente ». Nous présentons ci-après trois arguments pour montrer que cette proposition est parfaitement compatible avec la philosophie de l’OFCE.

Le premier argument que l’on pourrait apporter repose sur le positionnement plus général de l’institution à laquelle appartiennent les auteurs. L’OFCE est un centre de recherche partisan de politiques keynésiennes de stimulation de la demande, qui plaide depuis longtemps pour un usage actif du déficit budgétaire, et sa monétisation subséquente par la banque centrale. On peut donc trouver étrange qu’une idée comme l’helicopter money – que même le gouverneur de la BCE Mario Draghi n’exclut plus de considérer dans le futur – fasse l’objet d’un remballage aussi catégorique, alors qu’il s’agit d’une idée qui permet de stimuler la demande sans aggraver les finances des Etats.

La seconde raison porte sur l’identification entre monnaie et crédit utilisée dans le rapport pour écarter l’idée du dividende monétaire. En effet, cette idée ne semble pas fondée sur une argumentation robuste. Assimiler strictement monnaie et crédit écarte la possibilité de mettre en circulation de la monnaie par d’autres moyens que le prêt bancaire, par exemple par dépense additionnelle des banques, par versements de revenus ou même par don venant d’elles. En effet, on aboutirait alors à une déconnexion partielle entre monnaie et dette, dans la mesure où la quantité de monnaie pourrait augmenter sans accroissement de la dette en contrepartie. Un raisonnement rigoureux portant sur la soutenabilité de la dette conduit même à penser qu’un tel mécanisme est nécessaire pour mettre en circulation l’argent nécessaire au paiement des intérêts sur la dette, qui constituent quant à eux un accroissement de dette sans accroissement de la masse monétaire en contrepartie. La reconnaissance du fait que les banques peuvent mettre en circulation de la monnaie par une opération ne relevant pas du prêt est essentielle pour boucler les équilibres macroéconomiques sans se condamner à une augmentation perpétuelle de la dette.

Cette possibilité de mise en circulation de la monnaie sans endettement supplémentaire, tout à fait sérieuse et réaliste, est d’ailleurs présente dans deux documents de travail récents publiés par des chercheurs de l’OFCE. L’un des articles[7] considère la mise à disposition de monnaie par les banques aux ménages via le versement de dividendes (qui ne constituent pas un prêt), tandis que l’autre[8] inclut explicitement la « consommation des banquiers » dans la demande globale de biens et services de l’économie considérée[9].

Le troisième argument est sans doute le plus intriguant. Si l’on décidait de procéder à un raisonnement par l’absurde et que l’on considérait que le recours à la création monétaire par dotation directe aux individus est une option fantaisiste prônée par des plaisantins qui n’ont rien compris à la macroéconomie et à la politique monétaire, alors que penser du passage suivant :

« [L]’émission de monnaie ex nihilo par la Banque de France, sans qu’existe aucune créance en contrepartie, est indispensable pour sortir notre économie de son anémie.

[…] L’opération préconisée ici est fondamentalement différente des […] créations de monnaie effectuées couramment par une banque d’émission en tant que dispensatrice de crédits aux entreprises et aux particuliers par l’intermédiaire de banques commerciales.

[…] Il s’agit ici de fournir aux ménages un pouvoir d’achat supplémentaire qui n’alourdisse en rien les coûts de production, et qui, n’étant pas remboursable, leur permette d’accroître leur demande de biens sans la restreindre par la suite.

[…] La loi d’août 1993 interdit à la Banque de France d’autoriser des découverts ou d’accorder tout autre type de crédit au Trésor public ou à tout organisme ou entreprises publics. Il est donc exclu que la monnaie créée soit remise à l’État.

[…] C’est donc directement aux habitants du territoire français que la monnaie créée devra aller.

[…] S’agissant de relancer la consommation de façon aussi générale et uniforme que possible, aucune catégorie sociale ne devra être avantagée plus qu’une autre, afin que le fonctionnement des marchés ne soit en rien perturbé.

[…] Le mot capitation désignant un impôt uniforme prélevé par tête d’habitant, l’allocation versée à chacun serait une capitation inversée. Mille ou deux mille francs, par exemple, seraient versés, un beau jour, à toute personne résidant régulièrement en France métropolitaine et dans les départements ou territoires d’outre-mer, quels que soient son âge, sa nationalité ou ses revenus. »

Ce texte a été publié en 1996 par Jean-Marcel Jeanneney, ancien ministre de l’Industrie sous la présidence de Charles de Gaulle, qui fut par ailleurs le président-fondateur de l’OFCE ! Il existe à l’évidence une étonnante proximité entre les modalités d’injection monétaire prônées dans ce texte[10] et les propositions du MFRB.

Nous comprenons que le revenu de base est une idée qui peut faire peur si elle est brandie comme une manière de solder l’Etat-Providence, héritage institutionnel extrêmement important et attaqué depuis plusieurs décennies. La reconnaissance des qualités du système social français actuel doit-elle pour autant nous empêcher d’en constater les limites évoquées précédemment ? Nous pensons que non, et considérons qu’un revenu universel bien pensé pourrait avoir des effets extrêmement positifs tant sur le plan de la lutte contre la pauvreté et des inégalités, qu’en matière de réorganisation et de stimulation de l’activité économique. C’est pourquoi nous restons totalement ouverts à un dialogue avec l’OFCE, dont les travaux offrent des analyses précieuses sur des sujets connexes à la mise en place d’un revenu de base.

Thibault Laurentjoye


[1] Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak, 2016, « Le revenu universel : une utopie utile ?», OFCE policy brief 9, 15 décembre.

[2] Précisons cependant que cela n’empêche nullement de réfléchir à des réformes possibles de la Sécurité Sociale, sous contrainte de maintenir ou d’améliorer l’équité au sein du système.

[3] Guillaume Allègre, 2013, « Comment peut-on défendre un revenu de base ?», Note de l’OFCE 39, 19 décembre.

[4] Via le quotient conjugal, critiqué dans un papier de l’OFCE de 2013 : Guillaume Allègre et Hélène Périvier, « Réformer le quotient conjugal », Blog OFCE, accessible en ligne : http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/reformer-le-quotient-conjugal/

[5] Sur la question du prélèvement à la source, voir Gilles le Garrec et Vincent Touzé, 2016, « Prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu et année de transition : quel impact pour les finances publiques et l’équité fiscale ?», Blog OFCE, accessible en ligne : http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/prelevement-a-la-source-de-limpot-sur-le-revenu-et-annee-de-transition-quel-impact-pour-les-finances-publiques-et-lequite-fiscale/

[6] Henri Sterdyniak, 2016, « Regards croisés – Le revenu universel, miroir aux alouettes ?», in Sortir de l’impasse, Appel des 138 Economistes, éditions Les Liens qui Libèrent.

[7] Alberto Cardaci & Francesco Saraceno, 2015, « Inequality, financialisation and economic crises : an agent-based macro model », OFCE Working Paper 27, Novembre.

[8] Mauro Napoletano, Andrea Roventini & Jean-Luc Gaffard, 2015, « Time-varying fiscal multipliers in an agent-based model with credit rationing », OFCE Working Paper 25, Novembre.

[9] Le mode de construction de ces modèles est dit « stock-flux cohérent », ce qui signifie qu’ils ne peuvent pas se permettre de laisser les comptes des différents agents déséquilibrés.

[10] Jean-Marcel Jeanneney, 1996, Ecoute la France qui gronde, éditions Arléa, 1er décembre. Les passages cités se trouvent dans le chapitre V : Du bon usage de la planche à billets.